Interview d'Anne Lauvergeon par Nicolas Prissette - le Journal Du Dimanche (JDD)

20/07/2008
Brève

 © Journal Du Dimanche - 20/07/08

JDD : En dix jours, AREVA vient de connaître deux fuites de produits contenant de l'uranium, à Tricastin et à Romans. Comment réagissez-vous?

Anne Lauvergeon : "J'ai vécu ces dix jours intensément. Quand j'ai appris cet incident à l'usine SOCATRI de Tricastin, j'ai immédiatement demandé un audit et une enquête de notre inspection générale. Nous avons sans doute sous-estimé l'amplitude de l'émotion. Nous avons également été surpris par la réaction médiatique. En effet, il s'agit d'une anomalie classée de niveau 1 (sur 7) par l'Autorité de sûreté nucléaire. Cela signifie qu'il n'y a pas de danger pour les travailleurs, les riverains et l'environnement. Ce type d'incident est toujours rendu public. AREVA en a enregistré 7 l'an dernier, le Commissariat à l'énergie atomique et EDF en ont compté 79."

Des mesures drastiques ont pourtant été prises sur la consommation d'eau et les baignades. L'inquiétude des habitants n'est-elle pas légitime?

"Il y a eu deux grandes confusions. D'abord, on a annoncé une fuite d'uranium en montrant des photos de la centrale nucléaire. Cela a laissé croire à une fuite venant de celle-ci qui aurait été beaucoup plus grave. Ensuite, des gendarmes sont arrivés devant le plan d'eau de Lapalud (Vaucluse) avec des mégaphones pour faire sortir les baigneurs en leur demandant d'abandonner leurs affaires sur place. Certains se sont vu conseiller d'aller à l'hôpital. Dans le même temps, l'ASN et AREVA disaient qu'il n'y avait pas d'impact. Comment ne pas créer une immense confusion ?"

Vous n'avez rien cherché à cacher?

"L'information disponible a été donnée à l'Autorité de sûreté nucléaire et à la préfecture de la Drôme entre 7h30 et 8h00, il aurait fallu le faire à 4h45."

Que s'est-il passé d'après vous?

"L'incident concerne une station qui traite des eaux en aval de l'usine d'enrichissement Eurodif. Elle est en pleine modernisation. Un bac de rétention devait éviter les fuites mais il s'est révélé non étanche. Il avait été endommagé par un engin de chantier lors des travaux, sans doute par mégarde."

Par un sous-traitant?

"Oui, une entreprise du bâtiment. SOCATRI n'a pas été prévenue du problème. Néanmoins, la coordination entre les équipes de travaux et celles qui exploitent le site a été insuffisante. A la suite de l'audit, j'ai donc décidé de changer le directeur général."

Comment se portent les ouvriers qui ont été au contact des eaux chargées en uranium?

"Je le répète, un incident de niveau 1 est sans danger pour l'Homme et l'environnement. Les prélèvements ont montré qu'il n'y avait aucune contamination. Pour moi, comme pour le président du conseil général de la Drôme, Didier Guillaume, l'incident est clos."

Pourquoi vous êtes-vous exprimée seulement dix jours après les faits?

"J'attendais les conclusions de l'audit et de l'inspection générale."

Il y a aussi la fuite d'un tuyau à Romans, annoncée cette semaine...

"C'est une coïncidence. Mais j'y vois la preuve d'une industrie transparente, capable de dire tout, tout de suite, quel que soit le contexte."

Comment retrouver la confiance de la population?

"Nous avons beaucoup discuté avec les élus et les riverains, à l'écart des caméras. L'un d'eux nous a dit que nous avions un tissu de confiance, et qu'il y a eu un accroc. Il va falloir le retisser, tout le monde en a envie. Nous allons continuer à surveiller les nappes phréatiques, par application du principe de précaution. Nous discutons avec les agriculteurs et les huit familles concernées pour voir comment compenser les préjudices subis, puisqu'ils n'ont pas pu puiser d'eau. Nous reconnaissons les erreurs de SOCATRI et je suis allée personnellement présenter nos excuses."

Les associations antinucléaires réclament des contrôles plus indépendants...

"L'industrie nucléaire est la plus surveillée au monde. Nous avons plus de 120 contrôles de l'Autorité de sûreté nucléaire par an. Elle est totalement indépendante, elle peut entrer jour et nuit sur n'importe quel site. Notre inspection générale rend un rapport public. Le système répond aux normes internationales les plus draconiennes."

Ces affaires remettent-elles en cause le modèle français du nucléaire?

"Le dernier carré des organisations antinucléaires en rêve! Ils multiplient pour cela les interventions et allégations souvent fantaisistes. Mais que proposent-ils? Nous sommes dans une situation durable de pétrole cher. Le changement climatique est une certitude. Il faut émettre moins de CO2, et nous serons 2 ou 3 milliards d'humains en plus d'ici à 2050. Le nucléaire n'est pas "la" solution, mais il n'y a pas de solution sans nucléaire."

Beaucoup de pays relancent leur programme nucléaire ou songent à le faire. L'industrie française en profitera-t-elle malgré les incidents?

"Bien sûr! AREVA est le leader mondial, nous exportons notre savoir-faire partout, aux Etats-Unis, en Asie... Nous avons de l'avance sur nos concurrents, nous sommes les premiers à construire des réacteurs de troisième génération (EPR), en Finlande, en France et en Chine. Nous sommes numéro un aux Etats-Unis. Nous venons d'être retenus la semaine dernière pour gérer le plus grand site nucléaire de Grande-Bretagne avec des partenaires britannique et américain. Notre plus gros contrat en discussion est en Afrique du Sud. Nous attendons une réponse pour septembre. Pour tout cela, nous recrutons plus de 12.000 personnes par an depuis deux ans."

Etes-vous fragilisée au regard de votre actionnaire, l'Etat?

"Ce n'est pas le sujet. Le président de la République, en décidant d'un deuxième EPR, a réaffirmé combien l'enjeu du nucléaire est important pour la France."